Ecoute la pluie tomber, de Olivia Ruiz
J'avais passé un bon moment de lecture avec "la commode aux tiroirs de couleurs" et du coup bien envie de découvrir son nouveau livre.
L'histoire s'ouvre en 1977 sur la mort en couche de Cali. Ce décès est un choc dans cette famille unie d'immigrés espagnols. Carmen, sa tante, son ainée de quelques années seulement, va alors se remémorer toute son enfance, sa venue en 1962 à Marseillettes dans le café tenue par sa soeur aînée, son envie d'indépendance, son premier amour qui l'a conduite en prison et sa découverte des livres qui la libérent de la détention, et enfin la création de liens et d'amitiés indéfectibles avant son retour au café.
Beaucoup de thèmes sont évoqués : le franquisme, l'exil, la tauromachie ou la vie carcérale sur fond de caractère bien trempé, d'éclats de voix et d'emportements.
Mais ce que j'ai le plus apprécié, c'est l'importance de l'amitié et de la communauté des femmes. Et bien sur la vie dans ce café, les relations humaines et des beaux portraits authentiques.
Une éciture sensible et un court roman avec lequel j'ai passé un bon moment de lecture, malgré parfois un côté un peu brouillon.
Extrait : "Quand je les regarde, je me dis que l’attachement n’a rien à voir avec les liens du sang. Ça va bien au-delà. Je me mets alors à fantasmer une famille qui ne serait pas la mienne, avec qui je me sentirais comprise, et pas jugée. Ces pensées me réchauffent quand je rêve de grand large. Mais si je vois Rita et Cali s’adresser un regard muet dont elles seules ont le secret, mes certitudes se craquellent… Leurs échanges ont une forme magique que rien ne peut expliquer."
Madame, de Nancy Peña
Tome 1 : L'année du chat
Tome 2 : Un temps de de chien
L'auteur se met en scène avec son chat qu'elle fait parler. Des petites histoires d'une page, parfois juste un dessin. Le chat, une femelle prénommée "Madame", fait des bêtises, a peur des moineaux, est sarcastique et philosophe.
On suit la relation qui se noue entre la maîtresse et le chat (mais qui est le maître de l'autre ?).
Comme il y a plein de situations différentes, on s'y retrouve forcément. Certaines font rire, d'autres sourire, d'autres laissent indifférente, mais le tout est enrobé de délicatesse et de dérision.
Les albums sont à couvertures souples, la moitié d'un A4, facile à manier. Les dessins sont légers, en bichromie.
C'est drôle et touchant. Une bonne parenthèse de lecture.
Vous pouvez retrouver toutes les BD de la semaine chez Moka
Le mage de Kremlin de Giulliano Da Empoli
Un livre chaudement recommandé par mon père pour qui cette lecture, qui reprend la montée de Vladimir Poutine de son accession au pouvoir en 1999 à nos jours, a été un coup de coeur.
J'ai pourtant eu du mal à entrer dans ce roman. Je ne voyais pas où l'auteur voulait en venir, ça partait un peu dans tous les sens. Et puis, à partir de la p 44 et le début des confidences de Vadim Baranov (directement inspiré de Vladislas Sourkov,) éminence grise de Poutine, j'ai été happée. Retiré en famille dans une datcha, loin du pouvoir qu'il a côtoyé au plus près pendant près de 20 ans, cet homme nous livre sa vision de l'Histoire.
Tout commence à la fin des années quatre-vingt, à la chute de Gorbatchev et du communisme. Eltsine est un pantin placé à la tête du gouvernement. Les oligarques s'emparent de l'économie du pays et s'enrichissent grâce aux privatisations à tout-va . L'imitation forcenée de l'Occident va entraîner des débauches et de l'argent qui coule à flot. Le capitalisme indécent est la marque de la Russie de ces années 90.
Un de ces oligarques, Boris Berezovsky, milliardaire et producteur de télévision, voyant que la santé d'Eltsine ne lui permettait pas de continuer à gouverner fictivement le pays, cherche à le remplacer par un homme sans trop de carrure. Il choisit le chef du KGB, un certain Vladimir Poutine, jeune et obéissant, mais finalement beaucoup moins docile qu'il n'y paraît. Celui-ci veut rétablir une « verticalité du pouvoir » et la souveraineté de l'Empire Russe. Et tout s'enchaîne. Les attentats contre des immeubles à Moscou attribués par les autorités russes à des indépendantistes Tchétchènes suivis par la guerre en Tchétchénie, la tragédie du sous-marin Koursk et le refus de Poutine de l'aide internationale pour rechercher des survivants, les jeux olympiques de Sotchi qui remettent la Russie sur le devant de la scène, l'annexion de la Crimée ou la déclaration d'indépendance de l'Ukraine jamais acceptée ...
Un livre passionnant qui se passe en une nuit dans la datcha de Baranov. Un monologue qui revient sur l'ascension de Poutine et nous permet de mieux comprendre le dessous du pouvoir mais aussi l'âme et l'esprit de la société Russe.
Le ton est un doux mélange d'imaginaire et de documentaire, d'humour et d'ironie qui allège le propos. De nombreuses anecdotes (j'ai adoré celle de Merkel et du chien) donnent une dynamique à l'histoire. On a quasiment l'impression d'être dans un polar et dans la tête de Vladimir Poutine.
Un livre qui colle à l'actualité, qui fait réfléchir et qui ne laisse pas indifférent.
Extrait : "Vous, les Occidentaux bien-pensants, croyez que [la colère] peut être absorbée. Que la croissance économique, le progrès de la technologie et, que sais-je, les livraisons à domicile et le tourisme de masse feront disparaître la rage du peuple, la sourde et sacro-sainte colère du peuple qui plonge ses racines dans l'origine même de l'humanité. Ce n'est pas vrai : il y aura toujours des déçus, des frustrés, des perdants, à chaque époque et sous n'importe quel régime. Staline avait compris que la rage est une donnée structurelle. Selon les périodes, elle diminue ou elle augmente, mais elle ne disparaît jamais. C'est un des courants de fonds qui régissent la société. La question alors n'est pas d'essayer de la combattre, mais seulement de la gérer : pour qu'elle ne sorte pas de son lit en détruisant tout sur son passage, il faut prévoir constamment des canaux d'évacuation. Des situations dans lesquelles la rage puisse avoir libre cours sans mettre le système en péril. Réprimer la dissidence est grossier. Gérer le flux de la rage en évitant qu'elle s'accumule est plus compliqué mais beaucoup plus efficace. Pendant de nombreuses années, mon travail, au fond, n'a été rien d'autre que cela."
La nature exposée de Erri de Luca
Noté suite à la critique de Luocine
Il est taiseux et solitaire. Montagnard, il habite une maison à l'orée du village et gagne sa vie en vendant aux touristes des figurines sculptées dans du bois et quelques fossiles trouvés lors de ses marches. Avec deux amis, il est aussi passeur pour des "voyageurs". S'il se fait payer, comme les deux autres, il rend l'argent aux exilés une fois la frontière passée. Ainsi, il se sent utile.
Quand ce geste altruiste devient célèbre, il est obligé de fuir son village et se retrouve sur la côte, où d'autres exilés survivent de petits boulots. En cherchant un travail de sculpteur, ou plus précisément de réparation de sculpture, il va rencontrer un prêtre à la recherche de la bonne personne pour rendre à un christ en croix son aspect originel. Il s'agit d'enlever le drapé rajouté sur la nudité du christ, sur sa "nature". L'enlever entraîne forcément la destruction du sexe, et donc sa restauration.
Il va se lancer dans ce travail à corps perdu, recherche, étude, douleur infligée... Un parallèle entre le chemin du migrant vers un nouveau pays et celui du sculpteur vers l'art.
On retrouve des thèmes variés comme la spiritualité, l'humanité, la fraternité, l'exil, la nature, l'amour, la solidarité, l'art et la montagne.
Un texte assez puissant et très sensuel. Il y a juste un bémol : un passage vers la fin que je n'ai pas compris : celui de la femme dans la montagne, poursuivie par un homme armé. Si ceux qui l'ont lu veulent m'éclairer en commentaire ...
Extraits : "Je ne lui ai pas montré le petit bloc dans ma musette. J'aime sentir son poids, y penser constamment. Je m'y attache. C'est ce qui arrive parfois avec un livre. Je l'emporte avec moi, même dans les traversées, ne pouvant l'ouvrir que rarement à l'aller, un peu plus au retour. C'est une fenêtre dans ma poche, pour changer l'air."
"Troublé par ces informations, je me cogne à une pile de livres qui s'écroulent par terre. Je suis confus, je les ramasse, je m'excuse. Il m'aide, en disant de ne pas m'inquiéter pour mes livres.
-"Ils ne sont pas fragiles, ils se laissent maltraiter. Ils résistent mieux que nous à l'usure, au gel, aux exils et aux naufrages. Leur prodige est de savoir prendre le temps de celui qui lit. On ouvre Homère et on le trouve à côté de soi. On le referme et il s'en retourne dans ses siècles.""
Carnet de bord du 01 au 07 mars 2023
En ce 8 mars d'action, de sensibilisation et de mobilisation dédiée à la lutte pour les droits des femmes, l'égalité et la justice, je vous laisse avec cette chanson hommage de Grand Corps Malade.
Que sur toi se lamente le tigre, de Emilienne Malfatto
Goncourt du premier roman 2021.
Peu de pages (77) mais quelle intensité !
Irak - Une jeune fille est enceinte de son fiancé, mort au combat. Enceinte et non mariée. L'honneur doit être lavé dans le sang.
Elle même et les membres de sa famille vont prendre la parole tour à tour : la belle-soeur qui accepte sa vie de labeur et y trouve une certaine paix ; Amir, le grand frère qui doit chatier ; Mohammed, le fiancé mort ; les deux frères, Hassan le tendre et Ali le modéré, qui pleurent sur la tragédie à venir et sur leur lâcheté ; la mère qui a vécu derrière des murs de voiles et a bâti pour ses filles les mêmes murs de prison, et enfin Le Tigre, fleuve majestueux dont les eaux sont empoisonnées par l'activité des hommes et la guerre.
Un huis-clos où le drame se noue, inéluctablement. Un roman polyphonique qui montre que rien ne peut abolir le code de l'honneur et l'autorité masculine. Une sorte de tragédie grecque des temps moderne portée par une écriture sobre et puissante.
Lecture coup de poing.
Extraits :
"Nous naissons dans le sang, devenons femme dans le sang, nous enfantons dans le sang. Et tout à l'heure, le sang aussi. Comme si la terre n'en avait pas assez de boire le sang des femmes. Comme si la terre d'Irak avait encore soif de mort, de sang, d'innocence. Babylone n'a-t-elle pas bu assez de sang. Longtemps, au bord du fleuve, j'ai attendu de voir l'eau devenir rouge".
"Amir a bien choisi, dit ma mère. Baneen est une bonne épouse. Elle ne quitte pas la maison, ne parle pas trop fort, connaît sa place. Prévient les moindres désirs de son mari. Baneen est une ombre empressée et voilée. Elle s'active à la cuisine, dans les chambres, ces tâches domestiques qui sont son univers, dans lesquelles elle s'absorbe, se fond, se perd, jusqu'à s'y dissoudre complètement."
"Les femmes de la famille doivent rester propres. Pures. Intouchées. Au prix du sang. Notre corps ni notre honneur ne nous appartiennent. Ils sont la propriété familiale. La propriété de nos pères et de nos frères."
Nos tempêtes sont à la hauteur de nos rêves, de Nadalette La Fonta
Nadalette La Fonda nous livre ici un « manifeste pour ne pas passer à côté de sa vie », manifeste que j'ai reçu grâce à l'opération Masse Critique de Babelio.
Femme d'affaire affairée, persuadée d'être heureuse à courir et vivre sa vie intensément, comblée par sa brillante carrière et trois enfants, elle ne fait pas attention aux signaux envoyés par son corps, ne s'écoute pas. Une scoliose détectée à l'adolescence s'est amplifiée. À près de soixante ans, la douleur est quotidienne, il faut opérer. Malheureusement, à la suite d'un accident opératoire, on lui révèle à son réveil qu'elle est devenue paraplégique.
Dans un premier ouvrage « Le Roseau penchant, histoire d’une merveilleuse opération » paru en 2017, Nadalette La Fonda a parlé de son combat post-opératoire.
Ici, elle nous livre un manifeste sur l'importance de vivre sa vie pleinement.
J'ai eu du mal à entrer dans le livre, pour deux raisons :
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Par la présentation avec au moins six typos différentes, des paragraphes en exergue sans que je comprenne pourquoi, et ces horribles notes en bas de page qui nous renvoient systématiquement à un lien wikipedia !
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Par le thème : les premiers chapitres (une centaine de pages) sont dédiés à la première partie de sa vie : sa famille, un chemin tout tracé d'école prestigieuse sans vraiment écouter ses envies ou ses rêves, l'idée qu'il faut se conformer au modèle social. Une vie professionnelle commencée dans les années 80 sur les chapeaux de roue. Intransigeante, hyperactive, ayant besoin de la reconnaissance des autres, « terminator en jupon ». Ce n'était pas ce à quoi je m'attendais et j'ai trouvé peu d'intérêt dans cette première partie, même si elle a le mérite d'être honnête et nous rappelle qu'il faut accepter nos erreurs.
Et puis la deuxième vie arrive, celle après l'accident.
L'auteur entre alors dans le vif du sujet. Nadalette apprend à profiter et apprécier la vie quotidienne. Elle va prendre le temps de s'écouter et de se respecter. Elle nous parle de l'idée d'accepter ses erreurs, d'apprendre à se connaître, essayer de suivre ses rêves et profiter de l'instant présent.
J'ai aimé qu'il n'y ait pas trop de conseils péremptoires (même si on a le droit à « Il faut s’aimer soi-même pour pouvoir aimer l’autre ») et que ce soit plutôt une transmission d'un chemin, d'une écoute.
J'ai aimé aussi le plaidoyer sur le respect des différences que ce soit sur l'âge, le sexe ou le handicap (visible et invisible).
Chaque chapitre se termine par une liste de « cailloux blancs ». On peut y puiser des enseignements pour apprendre à s'écouter, à se défaire de ses mauvaises habitudes et à trouver une paix intérieure.
Une leçon de vie lucide qui lui permet d'avoir une relation apaisée avec elle-même et de devenir plus libre, même dans le carcan du handicap.
Extrait :
« C'est mon histoire, ma découverte, mon aventure, ma vie. Je ne m'étais instinctivement pas reconnue à l'époque dans l'enfant soumise aux règles de ses parents et des convenances. Même si je reconnais leur être aussi redevable.
Je ne me retrouve certes plus dans l'esclave de cette seule ambition de réussir qui m'a animée longtemps. Quelque gratitude que j'ai pour elle. Je ne me reconnais plus en celle qu'on a supposé éternellement forte et indestructible. Celle qui ne doit rien demander, rien espérer, qui ne vaut rien et qui ne doit pas attendre de réciprocité, d'amour, d'empathie, de respect et surtout de tendresse et d'attention. Je sais sa souffrance et je la berce de ses peines que nul ne veut encore entendre. Je sais que cette guerrière est une illusion. Un leurre qui permet à ceux qui confondent force et puissance, et qui n'ont pas le courage de me reconnaître pour celle que je suis, de se donner bonne conscience et de ne pas me respecter. Je la remercie de m'avoir protégée. Mais je sais aussi qu'elle s'est révélée in fine incapable de le révéler, de me défaire d'une liberté conditionnelle castratrice.
Je ne me reconnais plus en victime, subissant les reproches, s'immolant au plaisir de l'autre, au désir de l'autre, servante du confort des autres, de la satisfaction de leurs besoins et de la réalisation de leurs rêves. Je ne veux plus faire semblant pour satisfaire à la tranquillité de leurs esprits, pour préempter leurs plaisirs, ni concourir à leurs exploits. Je me répare de ma solitude, des abandons et des abus.
Je me sais mortelle, fragile, vulnérable, éphémère, et je me déclare pour telle. »
London Vénus, une vie d'Alison Lapper, de Yaneck Chareyre et Mathieu Bertrand
Je ne connaissais rien de la vie d'Alison Laper avant la lecture de cette BD, mis à part les cartes de voeux dessinées par des personnes handicapées que ma mère achetait il y a quelques années.
Cette jeune femme est née en Angleterre en 1965, sans bras et avec des membres inférieures déformés, suite à la prise d'un médicament antinauséeux par sa mère pendant la grossesse. Abandonnée à sa naissance, elle va grandir dans un foyer avec d'autres enfants handicapés. Sa mère reprend contact avec elle quand elle a quelques années, mais ne s'en occupera jamais, développant même une antipathie déconcertante.
Attirée par l'art, c'est dans cette voie qu'elle va trouver un échappatoire (d'où les cartes de voeux qu'elle dessine pour une association, ce qui lui permet de gagner un peu d'argent). Cela va aussi lui permettre d'assumer son corps en le dessinant ou en étant modèle et de gagner sa liberté. Son oeuvre tourne ainsi autour de la perception du corps.
Enceinte, elle va accepter de poser pour le sculpteur Marc Quinn. Il réalise une statue de plus de 3 m de haut qui sera exposée de 2005 à la 2007 sur le mythique quatrième socle de Trafalgar square à Londres, produisant un nombre important de controverses.
Reproduite sur plus de 10 mètres de haut, cette statue est devenue un des symboles du Royaume Uni lors de la cérémonie d'ouverture des Jeux Paralympiques de Londres en 2012 avant d'être exposée à la Biennale de Venise en 2013.
Son nouveau combat va être d'élever seule cet enfant qu'elle a souhaité garder.
Une vie d'adversité et de combat ponctuée par des deuils et des accidents de parcours, mais aussi des belles rencontres et une superbe dynamique.
Une BD qui nous fait découvrir ce parcours étonnant, sans misérabilisme, nous fait sortir de notre zone de confort pour nous montrer que les différences sont porteuses de réussite.
Je n'ai pas vraiment adhéré au départ aux dessins réalistes, mais finalement je trouve qu'ils accompagnent parfaitement le scénario et arrivent à montrer la fragilité et la force du personnage.
Retrouvez toutes les BD de la semaine, célébrant la journée internationale des droits des femmes, chez Noukette.