Apeirogon     apeirogon picasso-lit-colombe-bleue_2

Un livre qui m'a été offert à Noël et qui attendait sagement son tour. Et quel livre ! Un tour de force d'écriture qui porte une histoire poignante et brûlante. Les personnages de ce roman / récit sont des vrais personnes qui ont autorisé l'auteur à modeler leurs pensées.

Bassam Aramin est palestinien, Rami Elhanan israëlien. Les deux hommes ont en commun la douleur d'avoir perdu une fille, Abir d'une balle tirée par un garde-frontière, Smadar dans un attentat.

apirogon parents

Bassam se présente ainsi "Mon nom est Bassam Aramin, je suis le père d'Abir. Je suis un Palestinien, un musulman, un Arabe". Il a grandi dans des grottes autour d'Hébron avant que sa famille en soit expulsée. Dès sa plus tendre enfance il est bercé par la haine contre les israéliens et c'est tout naturellement qu'il se met avec ses camarades à provoquer l'armée et à jeter des pierres. Arrêté à de maintes reprises, il est condamné à sept ans de prison. Il n'a alors que dix-sept ans. C'est au cours de son enfermement qu'il va visionner sur sa petite télévision le film" Shoah", avec l'idée de se réjouir de la mort de tous ces juifs. Mais c'est le contraire qui se passe. Le voilà touché en plein coeur. A sa sortie en 1992, il décide de militer pour la paix. Il se marie, a des enfants, espère avec les accords d'Oslo. Bassam adhère aux Combattants pour la paix en 2005, deux ans avant la mort d'Abir, sa fille, tuée à l'âge de dix ans. A 42 ans, il reprend ses études et bénéficie d'une bourse pour aller étudier la Shoah à Bradford, en Angleterre. 

Rami se présente ainsi "Mon nom est Rami. Je suis le père de Smadar. Je suis un graphiste, un Israélien, un Juif, un Jérusamélite de la septième génération.". Né et élevé dans une famille orthodoxe, il a été soldat pendant la guerre du Kippour puis il s'est marié avec une jeune femme issue d'un milieu favorisé. Avec ses quatre enfants, il vit dans une bulle, détaché du monde extérieur. Mais en 1997 sa fille de 14 ans, Samdar, meurt dans un attentat à Jérusalem. Deux ans après, il adhère au cercle des parents, qui regroupe des parents de toutes religions qui ont perdu un enfant. Les Combattants pour la paix ont été créés cinq ans après, en 2002.

Rami et Bassam vont se rencontrer et devenir amis après avoir rejoint les Combattants pour la paix.

Inlassablement, les deux hommes vont témoigner dans leur pays mais aussi à l'étranger (comme le moment où Bassam rencontre John Kerry à Boston et lui dit "je suis navrée de vous le dire, monsieur le sénateur, mais vous avez assassiné ma fille". 

Ce qui est extraordinaire dans ce livre, au delà de son message (qui à lui même vaut la lecture), c'est qu'il est formé de 1001 chapitres, portes d'entrée, fragments de notes et d'anecdotes. Des textes comme des éclats, brefs ou longs, qui parlent d'Israël et de Palestine mais aussi de la correspondance entre Einstein et Freud, de la confection de chaperon pour les faucons, du périple de Costigin du lac de Tibériade à la mer morte aux XIXème siècle, du dernier repas de François Mitterand, du cri du zagharit, de l'oeuvre de John Cage, de la mort de Jésus, du conflit Nord-Irlandais ...

Colum McCann dit que quand il a écouté et partagé la vie de Rami et Bassam, il s'est rendu compte qu'ils maintenaient leurs filles en vie en en parlant, ce qui lui a fait penser à Shéhérazade.

apeirogon abir-600x400

L'ensemble forme Apeirogon, une forme géométrique au nombre dénombrablement infini de côtés, comme si on pouvait coller les morceaux éparses qui forment le Proche Orient, avec toutes les facettes de ce conflit.

C'est brillant et exigeant, car il faut apprivoiser le procédé (j'avoue avoir été un peu perdue au début).

Un roman marquant, merveilleux hymne à la paix, malheureusement encore plus d'actualité actuellement.

 

Extraits, Bassam : "Que les choses soient bien claires ; je n'ai pas renoncé à mes convictions. J'ai toujours poursuivi, je poursuivrais toujours le même but jusqu'à ce qu'il devienne réalité - mettre fin à l'Occupation israélienne. L'Occupation existe dans le moindre aspect de votre vie, un épuisement et une amertume que personne, à l'extérieur, ne comprend vraiment. Elle vous prive d'un lendemain. Elle vous empêche d'aller au marché, à l'hôpital, à la plage, à la mer. Vous ne pouvez pas marcher, vous ne pouvez pas conduire, vous ne pouvez pas prendre une olive de votre propre arbre qui se trouve de l'autre côté du fil barbelé. Vous ne pouvez même pas lever les yeux au ciel. Ils ont leurs avions tout là-haut.Ils possèdent l'air au-dessus et le sol au-dessous. Vous avez besoin d'un permis pour labourer votre propre terre. Votre porte est défoncée, votre maison est saisie, ils posent les pieds sur vos chaises. Votre gamin de sept ans se fait arrêter et interroger. [...] La plupart des Israéliens ne savent même pas que ça arrive. Non pas qu'ils soient aveugles. Ils ne savent tout simplement pas ce qui est fait en leur nom. Ils n'ont pas le droit de le voir. Leurs journaux, leurs chaînes de télévision ne leur parlent pas de ces choses-là. Ils ne peuvent pas aller en Cisjordanie. Ils n'ont aucune idée de la vie qu'on mène. Mais ça se produit tous les jours. Chaque jour. Nous ne l'accepterons jamais. Même au bout de mille ans, nous ne l'accepterons jamais. 

[...] Il est tragique que nous soyons constamment obligés de prouver que nous sommes des êtres humains.

[...] Nous avons lancé les Combattants pour la paix. [...] On a compris qu'on voulait s'entretuer pour parvenir à la même chose, la paix et la sécurité. Imaginez ça, quelle ironie, c'est fou. On était assis dans l'hôtel Everest et on parlait de la fin de l'Occupation. Même ce mot, occupation, fait trembler la plupart des Israéliens. Bien sûr, chacun avait un point de vue différent - eux sont les occupants et nous sommes ceux sous occupation, donc ils n'y voient pas la même chose. Mais au bout du compte on mourrait tous, on s'entretuait, inlassablement. On avait plutôt besoin d'apprendre à nous connaître. Il est là, le centre de gravité, le coeur du problème. Il y aura la sécurité pour tous le jour où il y aura la justice pour chacun. Comme je le dis toujours, découvrir l'humanité de votre ennemi, sa noblesse, est un désastre, parce qu'il n'est plus votre ennemi, il ne peut plus l'être."

Extrait de Rami, à propos du cercle des parents :"Voyez, à l'époque, j'avais quarante-sept, quarante-huit ans, et j'ai dû apprendre à admettre que c'était la première fois de ma vie, jusqu'à présent - je peux le dire maintenant, je n'aurais jamais pu ne serait-ce que le penser à ce moment là -, c'était la première fois que je rencontrais des Palestiniens en tant qu'êtres humains. Pas simplement des ouvriers dans la rue, des caricatures dans les journaux, des créatures transparentes, des terroristes, des objets, mais - comment dire ? - des êtres humains - des êtres humains, je n'en reviens pas de dire ça, ça parait si terrible, mais ç'a a été une révélation - oui, des êtres humains qui portent le même fardeau que le mien, des gens qui souffrent exactement comme je souffre. Une douleur équivalente.

[...] Certaines personnes ont tout intérêt à maintenir le silence. D'autres ont tout intérêt à répandre la haine fondée sur la peur. La peur fait vendre, et elle fait les lois, et elle prend les terres, et elle construit des colonies, et elle aime faire taire tout le monde. Et, soyons honnêtes, en Israël on est très doués pour la peur, elle nous occupe. Nos hommes politiques aiment nous faire peur les uns aux autres. Nous employons le mot sécurité pour faire taire les autres. Mais il ne s'agit pas de ça, il s'agit d'occuper la vie de quelqu'un d'autre, la terre de quelqu'un d'autre, la tête de quelqu'un d'autre. Il s'agit de contrôle. Donc de pouvoir."