Livre reçu à Noël sur les recommandations d'une libraire. Un grand merci à celle-ci et à la mère-noël.
Nous sommes dans un petit village sicilien dans les années 60. Comme dans beaucoup de famille, les enfants des Denaro n'ont jamais quitté le village. Les deux filles sont élevées dans l'idée qu'il ne faut pas faire de bruit, pas regarder les hommes, se tenir au large des garçons et attendre l'âge de 16 ans pour pouvoir se marier. "Les règles des filles, c'est : marie-toi, fais des enfants et entretiens la maison." alors que leur frère a plus de liberté.
Pour Oliva Denaro, un peu garçon manqué, qui aime aller aux aurores à la chasse aux escargots ou aux grenouilles avec son père, courir à "coupe-souffle" dans les rues du village et imaginer des formes dans les nuages avec son ami Saro, tout change quand elle devient nubile. Elle ne peut plus vivre aussi librement, doit porter des jupes sous les genoux, ne pas se promener seule et attendre qu'un homme la prenne pour fiancée. Il y a bien son amie Liliana, dont le père est communiste, qui essaye de lui ouvrir d'autres possibles comme un métier d'institutrice et une indépendance financière, mais tout ça semble très loin d'Oliva.
Et puis, arrive un grain de sable dans le rouage immuable de sa vie. Un garçon qui la courtise alors qu'elle ne veut pas de lui. Un beau garçon entreprenant, issu d'une famille aisée, qui ne comprend pas son "non". Mais refuser de se soumettre à la décision d'un homme, c'est aller contre les traditions ancestrales, contre le mythe de l'honneur, contre la loi du "mariage réparateur", et c'est donner du grain à moudre à tout le village et aux "langues-coupantes". C'est aussi la famille qui reçoit des menaces et des intimidations.
C'est Oliva qui parle et on suit son parcours, les joies de sa jeunesse un peu sauvageonne, ses premiers émois d'adolescente, sa méconnaissance totale de la vie en dehors du village et de la vie maritale et enfin son choix. C'est une jeune fille obéissante et intelligente, qui rêve d'une vie tranquille de femme au foyer et qui va se retrouver au coeur d'une machination ou l'honneur se heurte à l'horreur.
Et puis il y a le père, taiseux et sensible qui soutient sa fille comme il peut avec parfois de la maladresse "Tout à l'heure, tu m'as demandé ce que je fais. Eh bien voilà [...]. Quand tu trébuches, je te soutiens." la mère droite et sévère ; la grande soeur perdue et le frère jumeaux qui profite de sa liberté de garçon.
C'est un beau portrait de l'intimité d'une jeune fille qui passe de l'innocence à la pesanteur. Une histoire de courage, d'amour familial, avec la revendication, non pas d'être libre, mais d'avoir le droit de choisir. Ce portrait est inspiré d'une histoire réelle, celle de Franca Viola.
C'est aussi toute une époque où l'émancipation de la femme est lointaine. On grandit avec Oliva et au fil des années, on apprend à comprendre le contexte, la supériorité masculine, les traditions archaïques et les mentalités d'une culture patriarcale.
L'écriture est fluide, très imagée et parsemée de réflexions qui sentent la chaleur de cette terre sicilienne. Une écriture où les silences sont aussi importants que les paroles.
Extraits :
« Une fois, alors que nous faisions de la grammaire, elle nous avait dicté cette phrase : "La femme est l'égale de l'homme et elle possède les mêmes droits." Nous nous étions toutes penchées sur nos cahiers et nous avions commencé l'analyse : la, article défini, féminin singulier ; femme, nom commun de personne, féminin singulier. Mais moi, ce féminin singulier me paraissait bizarre.
"Maîtresse, il y a une erreur dans l'exercice", avais-je dit, prenant mon courage à deux mains [...] "La femme au singulier n’existe pas. Si elle est à la maison, elle est avec ses enfants, si elle sort c’est pour aller à l’église, au marché ou aux enterrements, où il y a toujours d’autres femmes. Et s’il n’y a pas de femmes pour la tenir à l’œil, il faut qu’elle soit accompagnée par un homme [...] Moi, une femme féminin singulier, je n’en ai jamais vu », avais-je poursuivi timidement."
"Je ne sais pas si le mariage je suis pour, je ne veux pas finir comme Fortunata... C'est pour ça que je cours tout le temps dans la rue : l'air qu'expirent les garçons est comme celui d'un soufflet qui aurait des mains et pourrait toucher ma chair. Alors je cours pour devenir invisible, je cours avec mon corps de garçon et mon coeur de fille, je cours pour toutes les fois où je ne pourrai plus, pour mes camarades qui portent des chaussures fermées et des jupes longues, qui ne peuvent marcher qu'à petits pas lents, et puis aussi pour ma soeur qui est enterrée chez elle, comme une morte, mais vivante."
"Mais c'est aussi la faute des femmes. Ce sont elles qui transmettent à leurs filles ce qu'on leur a appris, à elles. Si les mères expliquaient le respect de la femme et la parité à leurs garçons, si elle permettaient à leurs filles de vivre librement, sans restrictions, si elles les laissaient suivre des études et se préparer à avoir un travail... La mentalité, c'est la faute de qui ? Seulement de l'homme, ou de la femme aussi ? Moi, je pense que le changement doit venir des femmes !"