D'autres vies que la mienne, de Carrère Emmanuel
J'ai été très surprise par ce livre parce que je ne m'attendais pas du tout à ça. J'avais lu que c'était un livre sombre qui prenait appui sur la disparition de deux "Juliette" que l'auteur avait connu : une petite fille de 5 ans lors du Tsunami (l'auteur était alors en vacances au Sri Lanka), et sa belle-soeur emportée par un cancer à 35 ans. Ces deux décès sont arrivés à quelques mois d'écart.
Je pensais donc que ce serait un livre très noire, limite glauque, et j'avais aussi un peu peur du voyeurisme. Mais quand une amie me l'a prêté, je me suis dit que j'allais essayer... et donc je n'ai pas trouvé cette noirceur que je redoutais, mais au contraire des pages très sobres, très fines, très dignes. Car les deux familles des personnes disparues ne réagissent pas avec une douleur déchirante comme ça pourrait être le cas avec un décès d'une personne si jeune, mais au contraire avec beaucoup de calme, de recueillement.
En plus, ces deux décès ne sont qu'une petite partie du livre, le premier quart en fait. Après avoir décrit de manière assez factuel les moments douloureux, Emmanuel Carrère s'attache beaucoup plus à une autre vie : celle d'un juge qui travaillait avec sa belle-soeur. Sous prétexte de la connaître mieux, il va aller plusieurs fois interviewer cet homme, et c'est alors des pages sur le choix de vie, la justice face au surendettement, mais aussi la maladie puisque ce juge a eu un cancer étant jeune. Il y a des pages que j'ai trouvé très profondes sur l'arrivée de la maladie lié à une détresse face à la vie, une faille profonde qui entaille la personnalité et qui va ressortir sous forme de maladie.
Dans l'interview ensuite du veuf ou des parents de la jeune femme, on sent plus de distance même si là aussi il y a un quotidien très émouvant, surtout dans les dernières semaines. Cela m'a assez remué car j'ai connu il y a maintenant 1 an le décès d'une amie à la suite d'un cancer. Elle aussi a eu le temps de préparer avec son mari son enterrement, la gestion de la maison après sa disparition, l'adieu à ses enfants... cela était donc très parlant pour moi, très proche.
J'ai classé ce livre en "roman" (il n'y a rien noté sur la couverture..) mais ça pourrait aussi être un essai... En tout cas, c'est un livre fort qui fait réfléchir et qu'il faut prendre le temps de lire.
Anne aussi a été touchée par ce livre.
Extrait : "Une question de langage me tournait dans la tête. Je déteste qu'on emploie le mot "maman" autrement qu'au vocatif et dans un cadre privé : que même à soixante ans on s'adresse ainsi à sa mère, très bien, mais que passé l'école maternelle on dise "la maman d'Untel" ou, comme Ségolène Royal, "les mamans", cela me répugne, et je devine dans cette répugnance autre chose que le réflexe de classe qui me fait tiquer quand quelqu'un dit devant moi "sur Paris" ou, à tout bout de champ, "pas de soucis". Pourtant, même pour moi, celle qui allait mourir ce n'était pas la mère d'Amélie, de Clara et de Diane, mais leur maman, et ce mot que je n'aime pas, ce mot qui depuis si longtemps me rend triste, je ne dirais pas qu'il ne me rendait pas triste mais j'avais envie de le prononcer. J'avais envie de dire, à voix basse : maman, et de pleurer et d'être, pas consolé, non, mais bercé, et de m'endormir ainsi."