Le courage qu'il faut aux rivières, de Emmanuelle Favier
Nous sommes dans les Balkans. Trois personnages vont évoluer au gré de rencontres, de voyages ou de déchirements. Ce sont trois femmes qui ont eu des vies contraintes. Elles ont dû renoncer à ce qu'elles sont pour répondre aux exigences de la société ou aux volontés de leurs parents. Alors comment se créer sa propre identité à partir de ces contraintes ? Quel courage faut-il pour suivre son propre chemin en fuyant les regards et le poids des traditions de la société ?
L'écriture est ciselée, le vocabulaire recherché. Cela donne des belles descriptions de paysages montagneux âpres et froids. Cela apporte aussi une finesse dans les caractères et une sensualité dans les rencontres.
Ces femmes ont une force qui cache une extrême fragilité, et leurs renoncements leurs ont donné une intensité que l'on retrouve dans leurs émotions et leurs réactions affectives.
Un livre d'une grande originalité, tout en finesse et qui soulève des questionnements sur les traditions, la place des femmes et la construction identitaire.
A lire.
Extrait : "Le soleil s'immiscant dans les ramées animait les reflets sur la paroi rocheuse et parfois l'écho d'un coup de fusil abîmait le silence liquide. Adrian se perdit un moment dans le courant de l'eau qui emportait brindilles, herbes lasses, taches mousseuses ou insectes graciles. Il nettoyait ses propres pensées dans la trajectoire inéluctable du flux. Soudain, un mouvement dans les feuilles lui fit tourner la tête.
Un éclair roux passa devant ses yeux. L'air était trouble, dilué dans les ombres vertes et mobiles. Puis entre les lignes d'écorce gelées, le flouté de l'atmosphère se dissipa, des contours se précisèrent et l'image apparut : le lynx regardait Adrian. Seule trace d'affolement dans sa fixité, les oreilles de la bête bougeaient, captant à haute vitesse des signaux qui échappaient à l'homme. Les fines flèches noires à l'extrémité de leurs triangles veloutés étaient deux antennes à la précision meurtrière. Une patte moussue en suspension au-dessus de la roche, les muscles prêts à onduler dans une détente nette, le lynx évaluait le danger, l'opportunité d'attaquer ou de fuir.
Adrian regardait le lynx, et la scène de sa propre mise à mort lui apparut clairement. Les lynx sautait, les pattes puissantes le jetaient au sol, les canines délicates traversaient sa gorge, l'animal dévorait ses membres et traînait sa dépouille dans l'anfractuosité d'un rocher où jamais on ne le retrouverait et où ne resterait bientôt plus que ses os, parfaitement nettoyés.
D'un coup, les pupilles se rétractèrent, au point qu'elle ne perçaient plus qu'à peine les flaque bronze, et attrapèrent Adrian tout entier.
Alors Adrian regardant le lynx vit tout autre chose. Dans la robe tachetée où jouaient les ombres, dans les yeux soulignés de blanc, dans la collerette de barbe douce et féminine il vit un salut, une promesse, une exhortation même, qui était aussi un avertissement. Il vit une image de sa solitude et la possibilité d'en faire une liberté."