Suzanne, de Frédéric Pommier
Suzanne a quatre-vingt quinze ans. Femme élégante et indépendante, elle a été mariée à un avocat avec qui elle a travaillé, a eu cinq enfants, a traversé le siècle, a connu des deuils et des bonheurs. Mais depuis quelques temps elle a tendance à perdre l'équilibre et il n'est plus possible de la maintenir à domicile. Elle accepte alors d'entrer dans une résidence pour seniors puis dans un Ephad (établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes).
Et l'histoire commence, avec des chapitres chronologiques qui débutent à la naissance de Suzanne en 1922, entrecoupés de paragraphes titrés en italique qui reprennent des anecdotes et éléments de sa vie actuelle en Ephad.
Car ce n'est pas qu'un livre sur la fin de vie et les infantilisations humiliantes, le manque de personnel au bord du burn-out, les soins faits à la va-vite, la douche une fois par semaine … c'est aussi l'histoire d'une femme au caractère bien trempé qui est née à la fin de la première guerre mondiale, a suivi ses parents selon les commerces de ceux-ci, a été mariée et mère pendant la seconde guerre puis s'est installée dans une existence de petite bourgeoisie de province : bridge, tennis, théâtre, réception …
C'est une femme à laquelle on s'attache très rapidement, une femme digne et droite qui a connu, malgré une existence plutôt facile, des épreuves et des pertes.
Une femme qui a toujours souhaité finir sa vie chez elle mais que son grand âge oblige à intégrer un Ephad.
Une femme qui souffre tout en essayant de garder la tête haute, parce qu'il n'y a pas assez de personnel pour prendre le temps de l'écouter, pour prendre soin d'elle, pour vivre tout simplement.
L'écrit est à la troisième personne du singulier, avec un lecteur omniscient, jusqu'à ce qu'un « je » vienne s'immiscer dans le texte. L'auteur prend alors sa place dans la vie de Suzanne.
Énormément de tendresse, d'amour et d'(in)humanité dans ce livre hommage.
Il m'a aussi sans doute touché parce qu'il m'a fait penser à ma grand-mère paternelle qui a eu la chance d'éviter l'Ephad en finissant sa vie dans une résidence pour senior, à ma grand-mère maternelle qui a connu cette fin de vie et à ma belle mère qui, à quatre-vingt onze ans, vit toujours seule chez elle malgré une lourde déficience visuelle. Trois femmes de caractère, énergiques et belles.
Extrait : "Quand "l'établissement" dort, qu'elle est seule dans sa chambre, Suzanne pense à la mort. Elle n'est pas pressée. Chaque chose en son temps. Elle espère simplement qu'elle ne souffrera pas et s'efforce de croire aux retrouvailles des âmes. [...] Suzanne ne veut pas mourir. Ça ne l'intéresse pas. Pas maintenant, c'est trop tôt. Il reste encore tant de livres à lire et de choses qu'elle ne sait pas. Depuis des années, elle s'est fixée une règle de vie : ne jamais se coucher le soir sans avoir appris quelque chose de nouveau. Au moins une chose, n'importe quoi : le nom latin d'une fleur, celui de la capitale d'un pays d'Asie, la recette du dessert favori d'un roi, le prix de vente d'un tableau de Picasso, la bonne prononciation d'un nom en italien, le fonctionnement d'un organe, le prénom de la femme d'un homme politique, le lieu de naissance d'un acteur, l'âge d'un écrivain... Suzanne a quatre-vingt quinze ans, mais prétend n'en avoir que quarante dans sa tête. Ce n'est pas toujours vrai. Parfois, elle en a dix."