J'ai couru vers le Nil, de Alaa El Aswany
Voilà quelques temps que ce roman était sur ma LAL, suite à des coups de coeur vus sur les blogs, et il m'attendait sagement à la bibliothèque.
Ce roman, qui est interdit en Egypte, revient sur la révolution de 2011 au Caire et sur la façon dont les frères musulmans et le pouvoir ont réussi à prendre la main sur la révolte.
Les manifestants sont de tous ordres :
- Khaled, étudiant en médecine, vient d'un milieu social modeste,
- Dania, elle aussi étudiante en médecine, a son père qui est général, en charge de ce qui s'apparente aux services secrets,
- Mazen est ingénieur. Il travaille dans une cimenterie et est syndicaliste et représentant du personnel,
- Asma est enseignante, révoltée par le système de cours particuliers qui plombent les élèves sans ressource,
- Achraf est un acteur de seconde zone dont les fenêtres donnent sur la place Tahrir.
Face à eux, il y a, implacable, le général Alouani, pieux et tortionnaire, et sa meute de lieutenants, officiers et soldats mais aussi Nourhane, présentatrice télé aux dents longues prête à présenter de faux témoignages pour discréditer la révolution, sans oublier le cheikh Chamel ou le guide des frères musulmans qui, au nom de Dieu, se rangent du côté du pouvoir et parviennent à prendre le contrôle des institutions.
J'ai trouvé le début et la mise en place des personnages très long et j'ai même failli abandonner. Vos coups de coeur m'ont convaincu de continuer.
Et on se trouve enfin dans le vif du sujet. La place Tahrir se rempli de monde, des égyptiens de tous âges et toutes conditions épris de liberté. On sent monter la ferveur de toute une partie de la population qui rêve d'une Egypte démocratique. Un idéal auquel ils croient quand la chute de Moubarak est annoncée. Mais en sous-main, on voit les tractations entre le pouvoir et les frères musulmans, les ficelles qui sont tirées pour discréditer cette révolution. Ainsi, les médias, les personnalités et les hommes d'affaires qui risquent de perdre leurs avantages, sont appelés à présenter la révolution comme étant une menace américaine et sioniste. Des prisonniers de droits communs sont libérés pour qu'ils se mélangent aux manifestants ...
C'est un monde de manipulation et de corruption dans lequel on plonge. Et on voit bien que les manifestants n'ont aucune chance face à l'iniquité d'une justice achetée et l'impunité de l'armée qui torture et assassine. Chacun tient son rôle, les manifestants en continuant à défendre leurs convictions et à dénoncer la corruption, la dictature en continuant à jouer avec la peur, la lâcheté et l'ambition.
Cela ne peut se terminer que dans une répression sanglante.
J'ai beaucoup apprécié d'être au centre de la place et en même temps au coeur des manipulations.
Un livre intense et humain qui nous ouvre les yeux sur cette révolution arabe qui n'a pas eu l'effet escompté. Mais malgré le grand intérêt historique de ce roman, j'ai été lassée par les histoires romanesques un peu balourdes et par des longueurs qui m'ont souvent découragées.
Extrait :
"- Le cheikh Chamel est ceux qui lui ressemblent reçoivent des millions pour diffuser la pensée wahhabite et pour soutenir le pouvoir. Franchement, je ne les considère pas comme des hommes de religion. Ce sont des hommes d'affaires.
- Mais des millions de musulmans souhaitent l'application de la loi divine.
- La loi, ce sont les commandements de Dieu, et la jurisprudence religieuse, c'est la façon d'appliquer ces commandements. La loi est divine tandis que la jurisprudence est un effort de réflexion humain. On ne peut donc pas appliquer les paroles des docteurs en jurisprudence religieuse qui ont vécu il y a des siècles. Il faut que nous adoptions une nouvelle jurisprudence en adéquation avec notre époque. L'islam a permis d'acheter des concubines pour en jouir. Imagines-tu que l'on mette en vente des jeunes filles sur la place Ataba par exemple et que n'importe quel acheteur ait le droit de coucher avec elles ? Au vingt et unième siècle, il n'est pas admissible de couper la main d'une personne, ni de la fouetter, ni de l'enterrer dans un trou pour la lapider jusqu'à sa mort. Le châtiment du taazir était peut-être utile il y a mille ans mais il est inapplicable aujourd'hui. Si ton parent insiste pour l'application du taazir, alors nous avons le droit d'acheter des concubines pour en jouir sexuellement. On ne peut pas abandonner une chose et en appliquer une autre. S'ils veulent revenir au passé, il faut y revenir complètement.
Khaled se tut un instant, puis il poursuivit :
- Tu veux que je te donne une règle stable, immuable : tout ce qui est en dehors de la justice et du droit est en dehors de l'islam. Tout ce qui est contre la dignité humaine est contre l'islam."