La décision de Karine Tuil
Quelle claque ce livre !
Alma Revel est une femme approchant la cinquantaine qui est depuis sept ans juge d'instruction antiterroriste. Elle est aussi coordinatrice du service de onze magistrats. Son rôle est de diriger les enquêtes, demander des analyses, missionner des psychiatres, reconstituer des parcours pour ensuite prendre une décision : libérer le mis en examen ou le maintenir en prison avec la question sous-jacente : va-t-il reprendre une vie rangée ou commettre un attentat ? "Mon métier, c'est l'appréciation de la dangerosité mais aussi croire en l'être humain. Je veux continuer de penser qu'une personne peut se ressaisir et changer. "
Alma a quarante dossiers en cours d'instruction. Son travail, c'est sa vie. Elle ne compte pas ses heures, vit avec deux agents de sécurité à ses basques, reçoit des menaces de mort quotidiennement sur son téléphone, doit gérer les interrogatoires avec les mises en examen mais aussi les comptes-rendus aux victimes. Elle ne connaît pas de répit, ses journées sont marquées par la peine, la terreur et la mort. Elle a mis entre parenthèses sa vie familiale. Elle vit la semaine dans un studio près du palais de justice et ne retrouve son mari et ses enfants que le week-end. Son mariage se délite.
Elle doit prendre deux décisions primordiales :
- l'une concernant un de ses dossiers : la libération ou le maintien en détention d'Abdeljalil Kacem, un jeune homme qui est parti avec sa femme enceinte en Syrie alors qu'il avait tout juste vingt-et-un an. Il est revenu un an et demi après en faisant profil bas, annonçant qu'il était parti pour un idéal mais qu'il s'était retrouvé dans un cauchemar et qu'il souhaitait reprendre une vie tranquille en France avec sa femme et son fils.
- l'autre concernant sa vie privée : entamer une procédure de divorce avec le risque de faire du mal à ses enfants mais aussi poursuivre ou non une histoire d'amour avec un avocat, au risque d'être soupçonnée de conflit d'intérêt.
Un premier chapitre nous donne le ton et le final du roman "Il y a trois mois, dans le cadre de mes fonctions, j'ai pris une décision qui m'a semblé juste mais qui a eu des conséquences dramatiques. Pour moi, ma famille. Pour mon pays."
On va suivre alors tout son quotidien, sa fragilité et sa force, ses questionnements, ses doutes, son professionnalisme et sa déraison... Tout ce qui fait sa vie et qui vont lui faire prendre cette décision. L'écriture de Karine Tuil est envoûtante. Des chapitres reprenant les différents interrogatoires d'Abdeljalil Kacem parsèment le roman et font comme une respiration dans tout le fardeau de ce service.
Un grand coup de coeur pour ce roman que j'ai lu d'une traite. Une lecture fluide par l'écriture mais parfois difficile par le sujet. On ressent tout le poids qui repose sur les épaules de ces juges d'instruction, la tension monte petit à petit, c'est vibrant et implacable
Une tragédie contemporaine à couper le souffle.
Extraits :
"Les terroristes islamistes représentaient 90% de notre contentieux - leur propagande avait trouvé la manière d'exploiter les failles de notre société - mais nous avions aussi des terroristes d'extrême droite, d'extrême gauche. On vivait avec une menace permanente au-dessus de la tête. Quand un attentat se produisait, on s'appelait entre juges : Tu crois que c'est qui ? On cherchait des informations sur l'auteur, on voulait savoir s'il était connu ou non à l'instruction, si l'un d'entre nous l'avait déjà interrogé. Notre angoisse, c'était de ne pas avoir interpellé quelqu'un qui était passé à l'acte."
"[...] et après avoir cru que j'aurais le courage de divorcer, j'avais pris brutalement mes distances, au lendemain des attentats du 13 Novembre. La pression et le traumatisme avaient été si forts que j'avais été comme aspirée par l'horreur, j'avais passé les semaines suivantes dans un état de sidération, incapable de supporter les variations émotionnelles qui produisait l'interférence entre une passion amoureuse et un drame national, [...]"