Madame Hayat, de Ahmet Altan
Nous sommes dans un pays non nommé, à l'embouchure du Bosphore. Fazil est un jeune étudiant en lettres qui, suite au récent décès de son père, se retrouve dans une position de relative pauvreté qu'il n'avait jamais connu auparavant. Il doit loger dans un chambre d'étudiant loué dans une modeste pension et est obligé de se trouver un petit travail d'appoint. On lui propose de faire de la figuration dans une émission de télévision. C'est là qu'il va rencontrer Madame Hayat, une femme plus agée au corps tout en rondeurs, une femme pétillante de vitalité, une parenthèse de plaisir.
Rien à voir avec Sila, une étudiante de son âge rencontrée peu après. Son père était le patron d'une grande holding avant que les sociétés ne soient saisies par le gouvernement. La voici, comme Fazil, sans le sous. Leur rapport est plus cérébral.
Le roman porte sur les sentiments amoureux et l'éducation sentimentale de Fazil, pris entre deux amours. Mais c'est aussi un roman engagé puisqu'il décrit la répression et la mainmise du gouvernement sur la population, les arrestations arbitraires, l'interdiction des médias à s'exprimer librement, le chômage qui augmente, la pauvreté. Il a d'ailleurs été écrit par l'auteur lors de son passage en prison. Ayant soutenu le coup d'État manqué de juillet 2016 contre Erdoğan, l'auteur a été emprisonné près de cinq ans (il a été libéré en avril 2021).
J'ai aimé la description de la vie quotidienne, des difficultés rencontrées et du manque de liberté. La pression et l'angoisse qui monte à l'idée d'être arrêté, parfois pour rien, sont très bien rendues. J'ai été conquise par la description des rôles secondaires, ces colocataires de pension ayant tous une histoire, un regard, une intensité qui les rends très humains. J'ai adoré Madame Hayat, l'épicurienne douce, tendre et joyeuse. J'ai aimé que le roman soit parsemé de références littéraires, les deux étudiants faisant des études de lettres. En fait, c'est avec Fazil que j'ai eu plus de mal. Il ne sait pas ce qu'il veut, est souvent en colère pour un rien, a du mal à prendre une décision, se laisse faire ...
Je crois que j'aurais préféré voir l'avancée de l'histoire avec les yeux de Mme Hayat plutôt qu'avec ceux de Fazil. Mais ça reste un très bon roman que j'ai eu plaisir à lire.
Extraits :
"Nous étions un beau couple, mari et femme, fils et mère, père et fille, garde du corps et princesse, prince et odalisque, ils pouvaient nous juger comme ils voulaient, je savais que nous n'entrions dans aucun moule ; nous avions des rapports si différents à l'existence, des sources d'inspirations si diverses qu'il était impossible de nous ranger dans la moindre catégorie préexistante. Quand elle me parlait de la nature, de l'univers, des animaux ou des astres, je me sentais un petit garçon ignorant, et quand c'était moi qui lui parlais des écrivains, des philosophes, elle m'écoutait comme une petite fille. "
"Encore sous le choc, nous étions en train de comprendre que faire ce que nous avions toujours fait pouvait désormais nous valoir une condamnation. Il suffisait d’une blague, d’un bon mot, d’une seule phrase pour que la police déboule à l’aube et nous embarque. Face au vague et à l’immensité de cette menace nouvelle, il nous restait que la peur, une peur muette, collective."
"Le fond de toute littérature, c'est l'être humain...Les émotions, les affects, les sentiments humains. Et le produit commun à tous ces sentiments, c'est le désir de possession. Quand vous voulez posséder quelqu'un, vous rendre maître de son cœur et de son âme, c'est l'amour. Quand vous voulez posséder le corps de quelqu'un, c'est le désir, la volupté. Quand vous voulez faire peur aux gens et les contraindre à vous obéir, c'est le pouvoir. Quand c'est l'argent que vous désirez plus que tout, c'est l'avidité. Enfin, quand vous voulez l'immortalité, la vie après la mort, c'est la foi. La littérature, en vérité, se nourrit de ces cinq grandes passions humaines dont l'unique et commune source est le désir de possession."